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Un espace pour respirer et me souvenir de ce que j'aime… Un lieu aussi où nous serons deux à nous exprimer, Marcelle et Jean-Louis.
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mardi 23 février 2010

Romance

Je regarde ton front, il ferme ton visage incliné, comme un mur intime déroberait le paysage de mon amour. Un mur réchauffé de soleil, tendre et lisse du beau poli de l'ambre. Un mur. Je te regarde, retirée dans un ailleurs où je ne suis pas. Je dis: redresse la tête, tu respireras mieux. Tu étires le cou, tu relèves ton visage et souris. Tu dis: c'est que j'ai tant de musique dedans, ça pèse! Nous rions et nos mains se rejoignent par dessus la table. Je presse la tienne, juste assez pour confier un élan de dévotion sans infliger de douleur. Il faut aux passions de l'âme des corps sûrs pour en soutenir la violence latente ; peau, chairs, muscles et os perdent avant nous l'aptitude à la fougue. Je la regarde, cette main dans la mienne trop grande pour elle, fragile et vaillante, ses doigts déliés, la soie froissée des années qui passaient quand nous vivions sans horloge. Cette main belle, je la regarde, je veux croire qu'à cet instant nous pensons l'un et l'autre que tout a commencé de cette façon, avec ta main dans la mienne. Ou bien était-ce par tes doigts tressés aux miens, car tu as toujours eu une avance d'audace sur moi —mais qu'importe?

C'était un salon pénombreux de la Plaine Monceaux, rempli de menues choses luisantes dont je ne me souviens plus, sinon d'une carte postale sous verre qui représentait un château de Normandie où les propriétaires de l'appartement avaient vécu. Le décor mélancolique d'une bourgeoisie aimable et usée. Près de la porte se trouvait ce piano droit sur lequel tu venais travailler plusieurs fois par semaine. De l'autre côté de la porte, un bout de couloir séparait le salon de la chambre où je logeais. Je la regagnais tôt le matin pour dormir un peu, au bout d'une nuit de veille fastidieuse. C'est là que j'ai commencé à vivre plongé dans tes gammes et tes exercices, comme on peut parcourir le sous-bois dans la rumeur des frondaisons, sans l'entendre. C'est là qu'un essor de ballade ou de scherzo me mettait en émoi, comme on suspend sa respiration aux trilles soudains d'un merle. J'ai fait sur tes pas le grand voyage à la musique qui ne s'est jamais achevé, puisque j'étais né au désert et que l'immensité du monde m'attendait.

Tu étais entrée un matin, tu avais la clef, on ne m'avait pas averti de ta venue. Bonjour, je viens répéter, Alban me prête son piano, je n'en ai plus où je suis, avais-tu dit, comme contrariée de mon apparition au seuil de la chambre. J'ai oublié ce que fut ma réponse, mais non la gaucherie de ma retraite précipitée. L'occasion de nous présenter l'un à l'autre était passée, ta beauté remparée d'indifférence, ma timidité, en contrariaient pour un temps le retour. De l'autre côté de la porte, le discours magique de tes mains me parlait sans mots d'histoires toujours renouvelées. Étonné de moi-même, de ce que sans l'avoir recherché ta musique m'élevait, bientôt je m'étonnais de toi. Ce n'était qu'après ton départ, quand la trace de ton parfum et l'aimable fantôme de ta silhouette souple erraient encore dans l'appartement, que me venait aux lèvres la question: qui êtes-vous? J'ignorais encore qu'une telle interrogation en recouvre des milliers d'autres, et que l'on peut chaque matin redécouvrir une seule personne.

Au fil des jours cependant, j'avais appris ton prénom et su que tu venais du sud, même si tu étais née derrière la Butte Montmartre. Non, cela, le lieu de ta naissance, je l'ai connu beaucoup plus tard. Tu venais d'un autre sud que le mien et je t'appelais par ton prénom, bien que nous nous soyons vouvoyés trop longtemps. Souvent, il nous arrivait d'être seuls la matinée entière dans l'appartement, nous nous retrouvions à bavarder quand l'envie d'une cigarette te prenait. Alban t'avait parlé de ces choses rimées d'une adolescence tardive, qu'il m'arrivait de dire certains soirs devant des soupeurs du Quartier Latin, tu exigeais d'en savoir davantage… Mais Alban ne m'avait rien révélé, ou si peu, de toi. Quand mes laborieux détours imposés par l'inculture musicale nous ramenaient enfin à ta personne, dont je comptais percer les défenses sur les secrets de la vie ordinaire, tu te dérobais dans la musique. J'ai vite deviné qu'elle te servait de refuge, mais j'ai mis des années à comprendre qu'elle était le sang qui t'a gardée en vie.

Enfin un jour, dans l'un de ces moments de complicité curieuse et inégale, sortant de ta réserve tu racontas un rêve que tu venais de faire. Chopin en personne t'avait rendu visite, chez toi, et tu n'avais pas résisté à la tentation de le questionner à propos d'une petite note singulière dans ta ballade préférée. Quelle était donc sa raison d'être? Ah! cette note… C'est quand on connaît quelqu'un assez bien pour lui dire: tu.

Je te regardai, ébloui de te découvrir la grâce d'un rêve pareil, et ne sachant comment revenir à notre coin de table de salle à manger, un peu piteux, je dis: alors, cette petite note n'est pas pour moi! Tu ris comme ce soir, plus fort car nous étions jeunes, et, je le crois bien, tu pris ma main dans la tienne. Nous sommes restés un long moment ainsi, à nous regarder en silence, embués, avant que nos doigts ne s'enlacent en se serrant très fort.